Alpha, as-tu du coeur ? (Par Tierno Monénembo)

Elle hante encore nos souvenirs de collège, la fameuse tirade de Corneille : « Rodrigue, as-tu du cœur ?… »

Dans ce sens-là, cœur signifie force, courage, témérité. Moi, c’est dans l’autre sens du mot que je voudrais interpeller notre « président-professeur », celui de la bonté, de la fibre, de l’affect, si jamais, la cruauté de son système ne lui a pas enlevé le peu d’humanisme qui lui reste.

Et cela tombe bien puisque je voudrais demander à celui qui se donne droit de vie et de mort sur le peuple guinéen (qu’il a tendance à prendre pour son cheptel), de poursuivre ce qu’il a très timidement commencé, à savoir la libération des centaines d’innocents qui croupissent dans ses  geôles puantes infestées de chenilles et de rats.

Sans jeu de mot, je commencerai par citer Bogola Haba qui justement  a de sérieux problèmes de cœur. Alpha Condé et ses sinistres geôliers n’ignorent pas qu’il  a subi deux interventions chirurgicales avant de prendre la place toute chaude d’Ousmane Gaoual à l’hôtel Cinq Etoiles de Coronthie. (D’ailleurs, à peine installé sur son pucier, qu’il est conduit à Ignace Deen !) Comme ils n’ignorent rien de l’état physique et mental désastreux dans lequel Ousmane Gaoual, Chérif Bah, Cellou Baldé, Abdoulaye Bah et les autres ont miraculeusement échappé au « cachot du désespoir » pour reprendre le beau mot de Césaire.

Aujourd’hui, accablés de coliques et de courbatures, mal- voyants, et demi- sourds, ils étaient comme vous et moi, débordants de santé le jour où la flicaille de notre « fama » est tombée sur eux.

Mon dieu, dans quel état nous rendront-ils Bogola Haba si jamais ils nous le rendent ? Les Guinéens pleurent encore Roger Bamba et Thierno Ibrahima Sow et vu, la noirceur de cœur de ceux qui nous gouvernent, elle doit se préparer à pleurer d’autres   valeureux fils du pays, d’autres martyrs de la cause sacrée. Que le Dieu Tout-Puissant épargne Bogola Haba de la  monstruosité  ambiante, qu’il l’aide à retrouver sain et sauf sa famille et son peuple !

Qu’il en soit de même pour Etienne Soropogui, Foyinké Mengué, Ismaël Condé, l’imam de Wanindara et les autres ! Et ils sont nombreux, très nombreux, les autres ! 52, rien que ceux qui sont associés au dossier Ousmane Gaoual et compagnie ! 52, rien qu’à Conakry ! Je ne parle pas de ceux qui gigotent dans les sinistres oubliettes de Kankan, N’Zérékoré, Boké et ailleurs. Ils sont comme ça, les chefs d’Etat africains, enclins à multiplier les prisons et à négliger les ponts et les routes, les écoles et les hôpitaux !  Pour eux, c’est cela l’autorité, c’est cela la grandeur, c’est cela le prestige d’un chef bien né.

Aujourd’hui, qu’il a tous les pouvoirs dans les mains, tout l’or et tout le diamant du pays dans les poches, Alpha Condé oublie qu’il n’était hier qu’un misérable taulard et que sans le soutien massif des démocrates du monde entier (j’en fus !), il aurait peut-être crevé dans sa cellule. Enfermé dans sa tour d’ivoire, entouré de ses griots et de ses laquais, il reste sourd aussi bien aux gémissements de ses victimes qu’aux supplications des organisations humanitaires.

Dieu n’aime pas ça, Alpha ! Il nous a tous muni d’un cœur pour donner aux pauvres, secourir la veuve et l’orphelin et surtout, surtout, pour épargner les innocents.

Libère tes prisonniers politiques (oui, oui, politiques !). Ils n’ont ni fabriqué des armes, ni assassiné quelqu’un, ni détruit des biens publics, ni appelé à l’insurrection, ni atteint aux intérêts supérieurs de la nation, tu le sais bien. Ils sont aussi innocents que Jésus sur le chemin du Calvaire. Et tu es le seul unique responsable de leurs malheurs. Ne joue pas les Ponce Pilate, Alpha ! Allez, libère-les, libère-les tous, sans délai et sans condition !

N’aie pas peur d’être juste ! N’aie pas honte d’être humain !

Tierno Monénembo, in Le Lynx 

L’imam Nanfo Diaby n’a commis aucun délit (Par Tierno Monénembo)

La Ligue Islamique qui, aux yeux de la loi, n’est qu’une association comme une autre, a le droit d’interdire à l’imam Ismaël Nanfo Diaby de prêcher ou de conduire la prière dans les mosquées relevant de son obédience.

Mais rien ni personne ne peut empêcher ce citoyen guinéen bénéficiant de tous ses droits civiques et moraux d’ériger un lieu de culte et de pratiquer la religion qu’il veut et dans la langue qu’il veut.

La Guinée n’est pas une république islamique, c’est une république laïque. La liberté de culte y est prescrite et garantie par les constitutions qui se sont succédées dans notre pays depuis l’Indépendance. Que cela soit clair pour tout le monde !

Ceux qui veulent d’une république islamique, chrétienne, bouddhiste, chamanique ou nestorienne n’ont qu’à proposer au peuple une constitution allant dans ce sens, c’est-à-dire fondée sur le Coran, la Bible, le Talmud ou le Sûtra du Cœur afin que les choses soient claires une fois pour toute.

En attendant, Ismaël Nanfo Diaby comme tout autre Guinéen, a le droit de prier en arabe, en malinké, en volapük ou en téméné. Ismaël Nanfo Diaby n’a commis aucun délit. Ce sont ceux qui tentent de nier le sacro-saint principe de la liberté de culte qui violent la Constitution, s’opposent aux droits du peuple et s’exposent donc au délit de trouble à l’ordre public.

La détention d’Ismaël Nanfo Diaby est illégale ! La condamnation de Foniké Mangué et de Madic 100 Frontières est scandaleuse ! Nous sommes en pleine dictature ! L’Etat primitif d’Alpha Condé nous étouffe ! L’arbitraire est devenu la norme, la barbarie, la manière la plus naturelle de gouverner. Comment les Guinéens peuvent-ils supporter un abus de pouvoir aussi révoltant ? Jusqu’où nous mènera notre légendaire passivité ?

Non, non et non, l’imam Ismaël Nanfo Diaby n’a commis aucun délit ! Foniké Mangué n’a commis aucun délit ! Madic 100 frontières n’a commis aucun délit ! Ismaël Condé (que l’on a cyniquement poussé au suicide) n’a commis aucun délit ! Souleymane Thia’anguel (dont je salue le retour au pays natal) n’a commis aucun délit !

Ousmane Gaoual Diallo n’a commis aucun délit ! Chérif Bah n’a commis aucun délit ! Souleymane Condé n’a commis aucun délit ! Cellou Baldé n’a commis aucun délit ! Etienne Soropogui n’a commis aucun délit ! Amadou Diouldé Diallo n’a commis aucun délit ! Mamadou Alpha Diallo (président de l’Association des Blogueurs de Guinée) n’a commis aucun délit ! Madame Bangoura Hadja Fatoumata Doumbouya n’a commis aucun délit ! Abdoulaye Bah n’a commis aucun délit !

Tous ceux qui croupissent en ce moment dans les geôles du sinistre dictateur Alpha Condé n’ont commis aucun délit ! Ils n’ont fait que dénoncer les crimes d’un régime aux abois, un régime au bout du rouleau qui sait qu’il n’a plus d’autre bouée de sauvetage que la géhenne et les coups de trique. Ils n’ont fait qu’exercer leur droit de parole sur cette terre qui est la leur par le droit du sol comme par le droit du sang.

Les vrais, vrais, vrais délinquants dans ce pays sont connus de tous. Ils s’appellent Alpha Condé, Kassory Fofana, Albert Damantang Camara, Bantama Sow, Damaro Camara, Kiridi Bangoura et alii.

Que fait la police ?

Tierno Monénembo, in Le Lynx

Guinée : Alpha Condé sur les traces de Sékou Touré (Par Tierno Monénembo)

En décembre 2010, Alpha Condé est investi président de la République de Guinée, au terme une élection à rallonge. Cinq mois entre deux tours !  Du jamais vu ! Mais bon, la Guinée, venait de tenir son premier scrutin digne de ce nom, les apparences étaient sauves.

Les chantres de la démagogie et les gourous des cabinets de communication pouvaient y aller de leurs fanfares et de leurs superlatifs : « opposant historique », « premier président démocratiquement élu », « le Mandela de la Guinée » etc. Blasés de tout, les Guinéens n’y trouvèrent pas à redire.

« Une élection pure, c’est du domaine de l’utopie, se dirent-ils, surtout sous les doux cieux d’Afrique. Alpha a sûrement triché mais il a un avantage sur ses concurrents : il n’a collaboré avec aucun de ses prédécesseurs, ni avec Sékou Touré ni avec Lansana Conté. Il se pourrait bien qu’il nous offre un nouveau départ.»

Dans la tête du citoyen lambda, ce nouveau départ signifiait deux choses : restaurer les Droits de l’Homme gravement endommagés par ses prédécesseurs et surtout, améliorer les conditions de vie des Guinéens qui crèvent de faim alors qu’aussi bien sur le plan agricole que minier, leur pays est l’un des mieux dotés de la planète. On pensait naïvement qu’il s’y serait sérieusement attelé pour tourner la page de son élection contestée. On pensait naïvement qu’il aurait opéré une rupture avec le passé et sorti le pays du cycle maudit de la haine, de la misère et de la répression.

C’était bien mal le connaître !

Cet homme qui a sans doute lu Machiavel sait que « gouverner, c’est faire croire ». Longtemps, il nous a fait croire qu’il était un fervent panafricaniste, un démocrate, un révolutionnaire romantique opposé à toute forme de néo-colonialisme, toute forme de dictature, toute forme de  corruption. Et quand le souffle de la vérité a soulevé le voile qui recouvrait son visage, on a découvert que c’était un vieil ami des pires dictateurs du continent.

On a réalisé avec un désagréable haut-le-cœur qu’il avait de tout temps baigné dans le milieu interlope (journalistes, hommes d’affaire et politiciens) qui fait la pluie et le beau temps en Afrique, décide à sa guise de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L’ancien leader de la Feanf dînait le soir avec les « chiens couchants de l’impérialisme », comme il se plaisait à appeler les chefs d’Etat africains alors qu’il avait passé la journée à les éreinter dans les meetings des amphis et dans les manifestations de rues. Docteur Jekyll et Mister Hyde ! Et depuis qu’il est au pouvoir, bien plus Hyde que Jekyll !

La semaine dernière, il n’a pas ressenti le besoin de cacher ses larmes lors des funérailles de son ami Idriss Déby, et pour cause ! Elle est révolue, l’heure du camouflage, tous les masques sont tombés. A présent, tout le monde connaît la nature réelle du sieur Alpha Condé : celle d’un despote de la même abominable trempe que Sékou Touré, Mobutu, Bokassa ou Macias Nguéma.

Lorsqu’en 1998, Lansana Conté l’a arrêté pour le motif futile de s’être offert une petite promenade du côté de la frontière ivoirienne, les démocrates de tous les pays se sont mobilisés pour exiger sa libération. Depuis, l’exercice du pouvoir a produit son effet : l’agneau est devenu loup. On ne peut cependant imaginer ces belles âmes regretter leur acte (un démocrate, un vrai ne regrette pas d’avoir fait reculer le rouleau compresseur de l’arbitraire). Elles éprouveraient tout de même une sérieuse envie de vomir si elles ouvraient les yeux sur ce qui se passe en ce moment à Conakry.

La corruption dépasse de mille bornes celle qui avait cours au temps du régime ignare et véreux de Lansana Conté. La répression est en passe d’égaler les années plus noires de Sékou Touré quand, au Camp Boiro, on torturait à plein temps et que chaque manguier de la ville avait son lot de pendus.

Les organisations des Droits de l’Homme estiment à 260 au moins le nombre de Guinéens fauchés dans les manifestations de rue depuis que « le premier président démocratiquement élu » a accédé au pouvoir. Elles estiment à 2 000 au moins, le nombre de blessés. Ce macabre bilan pourrait être bien plus lourd si l’on ajoutait les détenus morts en prison et les victimes des effroyables massacres de Womé, Zogota et Galapaya.

« Alpha Condé est une déception », a affirmé l’ancien président du Niger dont nous avons chaudement applaudi l’élégance avec laquelle il a quitté le pouvoir au terme de ces deux mandats. Mais non, Monsieur le Président, Alpha Condé n’est pas une déception c’est une catastrophe. Il a fermé une à une les vannes des acquis arrachés de haute lutte au régime de Lansana Conté. Il a bradé les mines au profit de sa famille et de son clan. Passée subitement de 15 000 000 t à 75 000 000 t, la production de la bauxite n’a pas pour autant impacté sur les conditions de vie du Guinéen. Les malades profitent de la nuit pour s’échapper des mouroirs que sont devenus les hôpitaux. Les écoles manquent de bancs, certaines n’ont même pas de toiture. Quant aux routes, ma foi…il faut 11 h pour parcourir les 300 km qui séparent Conakry de Mamou.

Les Guinéens savent qu’ils n’ont rien à attendre de ce côté-là. C’est une affaire de famille, le diamant, le fer, la bauxite et l’or. Seul lui et son fils (qu’il voudrait, dit-on, désigner comme successeur !) y ont un droit de regard.

Les pillages de nos minerais, les détournements des deniers publics, les prisons et les répressions sanglantes, les Africains y sont habitués tant du moins que cela vient des soudards et des illettrés. Le hic, c’est qu’Alpha Condé n’est ni un soudard ni un illettré. C’est un docteur en droit, paraît-il, un ancien professeur à la Sorbonne, paraît-il. Houphouët-Boigny se disait président-paysan ; eh bien, Alpha Condé, c’est le président-professeur ! Comment voulez-vous que notre cœur ne saigne pas quand notre président-professeur fait encore pire que les despotes qu’il a combattus dans ses jeunes années parisiennes ?

Un président-professeur qui a une lecture tout à fait primitive de l’Histoire. Terrible, cet homme ne sait pas évoquer la nation autrement que sous un angle tribal.

Ah, l’insondable fumisterie de l’intelligentsia africaine !

Tierno Monénembo
Ecrivain guinéen
Source :  Le Monde

Tierno Monenembo: « la Guinée actuelle est très intéressante pour un écrivain »

L’écrivain franco-guinéen parle de son nouveau roman, du climat politique en Guinée, et des relations franco-africaines, avec cette verve qui lui appartient

 

L’écrivain franco-guinéen nous a reçu à Conakry, dans le quartier résidentiel de Kipé. Tierno Monenembo, Franco-Guinéen, a passé sa vie à naviguer entre les deux continents, européen et africain. « Selon les saisons », dit-il, amusé. Né en 1947 dans le Fouta-Djalon, il s’exile en 1969 au Sénégal, puis en Côte d’Ivoire. Après un doctorat de biochimie en France, il enseigne en Algérie, au Maroc, et à Caen, en Normandie, où il réside longuement. Autant d’expériences qui nourrissent son œuvre. Voilà près de quarante ans qu’il écrit, publie, lui qui a lu, enfant, le français, avant même de commencer à le parler. « Sony Labou Tansi disait : Nous ne sommes pas des francophones, nous sommes des francographes », se plaît-il à rappeler. Français et Guinéen, libre et engagé, Tierno Monenembo est aussi un écrivain qui dénonce, avec ironie, férocité, et courage. Il ne s’en prive pas, au cours de cet entretien pour Le Point Afrique.

Vous êtes revenu vous installer en Guinée en 2012. Pourquoi ?

Je suis revenu en Guinée pour écrire sur ce pays avant de mourir. Le vieillard retourne vers son berceau quand il sent venir ses derniers jours. La Guinée actuelle est très intéressante pour un écrivain : rien de mieux que la décadence pour nourrir la littérature ! Après tant de décompositions sociales, de tragédies politiques et de mémoire tronquée, c’est le moment ou jamais de parler. Non pas avec des slogans, mais avec des romans, de la poésie, du théâtre. C’est ce qui exprime le mieux les peuples. Le discours politique impressionne mais c’est une denrée périssable. Pour moi, le fait de vivre dans une société décadente est un avantage. La littérature et la décadence vont très bien ensemble. Tourgueniev, Tolstoï, et Dostoïevski sortent tout droit de la décadence de la Russie tsariste. Et sans la « malédiction du Sud », aux États-Unis, il n’y aurait pas eu Faulkner.

Comment vous sentez-vous en Guinée pour écrire ?

Est-il nécessaire de bien se sentir pour écrire ?… Mais bon, je suis chez moi et les bases de la société sont en train de trembler. Les jeunes ont des idées tout à fait nouvelles, et je ressens une forme de connivence avec eux. Ils se posent des questions. Avant, on ne se posait pas de questions. On avait que des réponses. Sékou Touré ne proposait que des réponses, toutes aussi fausses les unes que les autres.

Quelle histoire racontez-vous dans votre nouveau roman ?

J’ai eu envie de raconter la Guinée indépendante, à travers la vie d’une jeune fille d’aujourd’hui. Toutes les douleurs nationales sont en elles, dans sa tête, dans son corps. C’est quelque chose qui n’est pas évident : le corps d’une jeune fille dans lequel toute une histoire est logée, cette tragédie guinéenne qui la transperce. La femme et l’enfant sont d’excellents personnages romanesques. Mon personnage, au début du roman, a peut-être 35 ou 40 ans, et elle était enfant au moment de la mort de Sékou Touré. Sans qu’elle s’en rende compte, elle est traversée par plusieurs identités, et puis elle va découvrir qui elle est réellement. Je compte dérouler tout ce qui s’est passé dans ce pays depuis l’indépendance. L’histoire est là, et il faut la digérer, et comme disait Tchicaya U’Tanmsi, il faut « la rendre conte ». Il faut faire de l’histoire un conte de Noël.

L ‘histoire de la Guinée est-elle une histoire difficile à digérer ?

Oui, car c’est un pays qui a beaucoup plus subi la violence que les voisins. Il y a eu une forte résistance à la conquête coloniale. Toutes les ethnies ont résisté. Samory Touré a combattu trente ans durant. Bokar Biro, le dernier roi du Fouta Djallon, est mort au champ de bataille. On l’a décapité. On a remis sa tête à sa mère, qui a marché 350 kilomètres de Timbo jusqu’à Conakry pour la présenter au gouverneur. On dit qu’elle se trouverait aujourd’hui au musée de l’Homme à Paris. Tout cela est pesant. D’autant que le colon après l’indépendance a laissé la place à des gens comme Sékou Touré, Lansana Conté, Dadis Camara, Sékouba Konaté et Alpha Condé ! Bref, des tueurs !

Pour un romancier, l’Histoire est un sujet inévitable. Ou on l’exploite, ou on la refoule, ou on la renie, ou on s’en moque. En tout cas, elle est là et elle hante et hantera toujours la littérature.

Ce roman déclinera donc plusieurs pans d’histoire guinéenne contemporaine, en convoquant aussi celui de la résistance à la conquête coloniale française ?

Pas vraiment. Je ne m’attarderai pas sur la période coloniale. Je l’ai déjà largement évoquée dans Les Écailles du ciel. Cette jeune femme est un pur produit de l’indépendance. Elle en porte les traumatismes indélébiles et les amères désillusions. Évidemment, le colonialisme, l’impérialisme ne sont pas des fictions, ce sont des réalités qui perdurent malgré les flonflons et les étalages de bons sentiments. Mais dites-moi, quels arguments leur opposer après les agissements de Sékou Touré, du FLN algérien, de Mugabe et de Jacob Zuma ?

Quelles sont vos sources pour narrer cette Histoire ?

La mémoire. La mienne, beaucoup plus que la mémoire officielle. Il y a une distance à prendre. Il faut faire en sorte que l’histoire ne devienne plus qu’un vieux souvenir, certes douloureux, mais lointain et vivace. Faulkner, par exemple, sait le faire. Moi, j’ai 70 ans, et au moment de l’indépendance, j’en avais 11. Parfois la mémoire se brouille. Je suis parti, je suis revenu, et puis j’ai traversé tellement de mémoires différentes de la mienne, celle de l’Algérie par exemple. J’adore ce pays, j’adore les Algériens, mais ils ont été brutalisés, humiliés et volés comme les Guinéens, comme les Congolais, comme tous les autres.

Toutes ces mémoires enrichissent la plume, et permettent d’aboutir à quelque chose de plus sensé, de plus agréable, de plus exaltant : la fiction. Elles forment une mer collective. « La mer des contes », dirait Salman Rushdie, là où tous les contes convergent. Dès que la mémoire collective est revisitée par la plume, le passé est exorcisé et la violence et la haine ne peuvent plus tout régenter.

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L’épisode de la colonisation française est-il encore très présent chez les jeunes Guinéens d’aujourd’hui ?

Certainement, car Sékou Touré l’a beaucoup entretenu, pour des raisons de propagande, pour des raisons purement carriéristes. La rancune anticoloniale a été maintenue fortement par les radios de Sékou Touré, par l’idéologie anti-impérialiste. Il a fait en sorte que tous les problèmes de la Guinée soient issus de la colonisation. Cette demi-vérité habite encore la tête des jeunes Guinéens.

L’actuel président Alpha Condé ne se prive pas non plus de dire que le retard de la Guinée est imputable à la France, et à son rôle dans l’histoire ?

Oui, Alpha Condé, qui a dirigé la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), et que j’ai connu en 1974, dit que tous les problèmes viennent de De Gaulle, de Senghor et d’Houphouët-Boigny. C’est là toute la lâcheté de nos dirigeants, qui ont toujours mis les problèmes du pays sur le dos des autres. Mais un pays doit s’assumer. À partir du moment où on a été décolonisé, on doit s’assumer. On ne quitte pas la prison pour se mettre devant la porte et s’engueuler avec le geôlier. Or, c’est ce que la Guinée fait depuis 1958. Sékou Touré a beaucoup glosé sur l’hostilité de la France, mais savez-vous que la Caisse centrale de coopération a continué à financer des projets bien après la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Guinée, et que l’UTA (Union des transports aériens) et Ugine Péchiney n’ont jamais fermé leurs bureaux ? Et puis, d’autres sont venus après le départ de la France : tout le bloc soviétique, la Chine, Israël, le monde arabe, les États-Unis, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne. Tous ces pays nous ont aidés (je rappelle au passage que globalement l’aide américaine à la Guinée est dix fois supérieure à l’aide américaine à la Côte d’Ivoire). Mais on avait des vauriens au pouvoir. Cela, personne n’ose le dire. Ce n’est pas la faute de la France. La France, c’est jusqu’au 2 octobre 1958. Depuis le 3 octobre 1958, c’est nous.

Le président Alpha Condé est aussi un pourfendeur de ce qu’on appelle la Françafrique, ces réseaux de l’ombre entre la France et ses anciennes colonies françaises mis en place après l’indépendance et perpétués au cours de la Ve République…

Mais c’est lui, le chouchou de la Françafrique ! Si jamais ce cordon se coupait, il serait le premier à chuter. Sans la Françafrique, aurait-il pu accéder au pouvoir ? La Françafrique a triché pour lui, tout le monde le sait. Il n’a jamais gagné une seule élection en Guinée. Jamais. Il a été battu dès la présidentielle de 2010. Il n’a eu que 18 % au premier tour, tandis que son adversaire Cellou Dalein Diallo a obtenu 44 % des suffrages. Et, tenez-vous bien, il s’est écoulé six mois entre les deux tours ! La démocratie à la françafricaine, quoi !

Emmanuel Macron s’est présenté devant les étudiants burkinabè, à Ouagadougou, comme étant d’une génération qui n’a pas connu la colonisation, avez-vous suivi son discours ?

Pas vraiment, j’avais autre chose à faire. Mais je suppose que comme ses prédécesseurs, il s’est engagé à abattre la bête en arguant de son très jeune âge (il avait deux ans quand Sassou N’Guesso est venu au pouvoir). D’ailleurs, Sarkozy et Hollande nous ont déjà fait le coup. Et puis, franchement, Macron a-t-il suffisamment de griffes pour défier les vieux crocodiles d’Afrique ?

Comment rendre la relation entre la France et les anciennes colonies françaises d’Afrique plus paisible ?

Il faut que la France se décolonise elle-même. Je vous renvoie au syndrome hégélien du maître et de l’esclave. On se libère à deux. C’est ce que disait Hegel. L’Afrique ne va pas se libérer seule. Il faut que la France se libère elle aussi du syndrome colonial. Il faut qu’on crée d’autres relations. Heureusement, entre la France et l’Afrique, il y a des relations humaines et culturelles très fortes. Ce sont les relations officielles qui sont viciées. Il faut assainir le climat politique, rendre nos relations constitutionnelles. Pour l’instant elles sont clandestines, mafieuses. L’Assemblée nationale française n’a aucun droit de regard sur la politique africaine de la France. Vous vous rendez compte ? La presse française n’ose même pas enquêter dans cette zone réservée. C’est vrai que le terrain est miné, mais jusqu’à quand ?

Le sentiment anti-français tend à se renforcer dans divers pays ouest-africains, le percevez-vous en Guinée ?

Oui, mais c’est la mauvaise politique française qui le cultive. Dans les années 1960, dans le contexte des indépendances africaines, de la guerre d’Algérie, de la guerre froide, de Gaulle avait compris que sans l’Afrique, la France était fichue. Il a donc confié (à la hâte si j’ose dire) le dossier à Foccart qui en a fait ce qu’il a voulu. Il aurait fallu que les choses évoluent dans le temps. Or, cela n’a pas été le cas. Aucun locataire de l’Élysée n’a voulu appuyer sur le bouton « réforme ». François Mitterrand, par exemple, s’est pour une fois, très bien senti dans les chaussons de De Gaulle. À tel point qu’il a fait de son propre fils le cerveau de sa politique africaine. Son fils ! Incroyable ! Si dès l’arrivée de la gauche, la France avait pris soin d’établir enfin des relations rationnelles avec ses anciennes colonies, on n’en serait pas là. Que faire (en 2017 !) avec Denis Sassou N’Guesso, Paul Biya, Alpha Condé, etc. ? C’est avec ces vieux dinosaures-là qu’on va fabriquer l’avenir ? En l’état actuel, les relations franco-africaines sont fondées sur l’arnaque et le copinage. Hélas, il n’y a personne (ni philosophe, ni journaliste, ni prêtre, ni bon samaritain) pour dénoncer cela.

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Vous, vous ne vous privez pas de dénoncer la Françafrique ! Vous l’avez fait notamment en avril dernier, lorsqu’Alpha Condé est allé faire ses adieux au président François Hollande, son « camarade » de l’Internationale socialiste…

Quand j’en ai marre, je réagis. Je me dis qu’il est temps d’humaniser les relations franco-africaines, de faire en sorte qu’elles soient normales, placées sous le contrôle des peuples, et que les députés d’ici et de là-bas y aient un droit de regard. Dans un monde qui change de jour en jour, c’est la seule sphère où rien ne bouge. C’est incroyable ! Une mafia de Blancs et de Noirs mange et l’Afrique et la France. Ces gens ne servent aucun État, aucun principe, aucune cause. Ils roulent pour eux.

Les revendications pro-démocratiques se multiplient à travers l’Afrique, vous vous intéressez à ces mouvements qui réclament plus de respect de l’État de droit ?

Les choses évoluent. Le fait marquant de la décennie, c’est la décision de la Cour constitutionnelle kényane, d’invalider le résultat de la présidentielle, début septembre. Je pense qu’il s’agit là d’une grande avancée. Depuis les indépendances, deux grands événements se sont produits à mes yeux : l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela et l’annulation de ce scrutin kényan. Cela jette l’opprobre sur la communauté internationale, qui a tendance à avaliser les plus frauduleux ces scrutins. Ce beau monde avait dit sans aucune gêne que tout s’était très bien passé. Comme en Guinée. On nous a assuré que tout s’était très bien déroulé en 2010. Alors qu’on sait qu’Alpha Condé a recueilli moins de 30 % des voix au second tour. Donc cette décision d’une haute-juridiction kényane décrédibilise davantage les observateurs internationaux auxquels personne n’a jamais crus.

Quel message cette décision de la Cour constitutionnelle kényane envoie-t-elle à travers l’Afrique ?

Cela donne de l’espoir. Cela veut dire que l’Afrique est en train de mûrir : les consciences citoyennes émergent, les institutions se fortifient. C’est une très bonne chose. Enfin, une véritable perspective démocratique ! Au Burkina, au Burundi, au Togo, au Congo, nos jeunes ne seront pas morts pour rien. Savez-vous que plus d’une centaine de jeunes manifestants ont été tués en Guinée depuis l’arrivée d’Alpha Condé au pouvoir ? Tués à balles réelles, alors que les forces de l’ordre ne manquent ni de canons à eau ni de gaz lacrymogènes.

Il y a un changement dans les consciences en Afrique. Nous étions auparavant des sociétés essentiellement rurales, fatalistes, soumises, mais on s’urbanise. À mon avis le porte-voix de la lutte en Afrique, ce n’est pas la ville, mais le bidonville. C’est là que tout se passe, qu’on commence à revendiquer, à réclamer de l’eau, de l’électricité, le respect de la Constitution. Nos chefs d’État ont tendance à prendre la Constitution pour leur chemise de nuit. Et ils sont convaincus, les pauvres, qu’il n’y aura jamais rien ni personne pour les en empêcher.

Vous êtes très remonté contre les hommes politiques…

Absolument, surtout contre les hommes au pouvoir. Les opposants, je les ménage. Je les soutiens quand ils sont réprimés. Alpha Condé, je l’ai soutenu quand il a été injustement emprisonné par Lansana Conté. Cellou Dalein Diallo, je l’ai soutenu à partir du moment où il a été sauvagement réprimé au stade du 28-Septembre de Conakry [en 2009, au moins 156 personnes ont été tuées et 109 femmes ont été violées selon l’ONU, lors d’un meeting de l’opposition pour dire « non » au maintien au pouvoir de Moussa Dadis Camara, NDLR]. Je continue de le soutenir parce que je considère qu’il est victime de manigances électorales et de stigmatisation malsaine.

Alpha Condé avait été critiqué pour avoir joué sur les divisions ethniques, cherchant le soutien de Malinké ou de Soussous, et stigmatisant les Peuls, la communauté de son adversaire Cellou Dallein Diallo. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il y a eu des tentatives pour diviser les Guinéens, tribaliser le débat politique. Mais ça ne marche pas. Au niveau de la société, le tribalisme ne peut pas prendre, car il n’y a pas d’ethnie dans ce pays. Il n’y a pas une seule ethnie pure. On est brassés depuis le début, c’est-à-dire depuis l’empire du Ghana. Nous sommes tous des fils de Sarakollés !

Malgré tout, les tentatives de récupération se poursuivent. À son arrivée au pouvoir, Alpha Condé a favorisé les Malinké (la ville de Kankan à elle seule recevait jusqu’à 50 % des financements publics). Mais les Malinké l’ont lâché. Il a ensuite essayé avec les Soussous. Et maintenant, on voit que le gros de cette somme va vers le Fouta Djalon. Il tente de récupérer la communauté peule. Vous voyez la malhonnêteté ! Au lieu de faire une politique nationale de développement structurée, une politique d’intérêt national, il joue sur les divisions, à des fins purement électoralistes. Parce qu’Alpha Condé n’aime ni les Peuls, ni les Malinké, ni les Soussous, ni les Guerzés… Il n’aime que lui-même.

Au Mali voisin, dans le contexte de la guerre et de l’incursion de groupes islamistes radicaux, les conflits interethniques entre Peuls et Bambaras, ou Peuls et Dogons ont pris une tournure plus violente ces dernières années, et des Peuls ont aussi rejoint ou initié des groupes armés. Peut-on parler d’une question peule ?

Oui, la question peule se pose. Partout dans le monde, le conflit éleveurs-agriculteurs est récurrent. Cette question-là était sous-jacente. Le Mali, comme tous les pays africains, a été très mal dirigé. On dit que le Mali est mandingue. Ce qui est faux. Le Mali, depuis toujours, est multiethnique et divers. Il y a des siècles que Peuls, Songhaï, Malinké, Touareg, Bambaras, Dogons, Soninkés, etc. partagent ce territoire Et je vous assure que la concorde et la fraternité ponctuent l’histoire de ce grand pays bien plus que la méfiance et la discorde. Savez-vous, par exemple, que c’est dans la cour de Mansa Souleymane (qui a régné au moment où le Mali se trouvait à son apogée) que se réglaient les conflits entre les différents clans touareg ? La voilà, la différence majeure entre nos rois d’avant et ceux d’aujourd’hui : il n’y avait pas les Touareg d’un côté et les Mandingues de l’autre. Les conflits entre Touareg, ou entre Peuls (deux peuples nomades) étaient très fréquents. Mais cela se réglait au niveau du pouvoir central. Or, le Mali actuel semble avoir décidé que le pays s’étendait de Bamako à Ségou. Au Nord, plus rien. Pas de Peuls, pas de Songhaï, pas d’Arabes, pas de Touareg ? Et pourtant, ils sont là, depuis des siècles et des siècles. Depuis toujours. Tombouctou, qui est une ville de Touareg à l’origine a su accueillir des populations venues des quatre coins du monde musulman : les Noirs comme les Arabes, les Turcs comme les Berbères.

L’État malien doit intégrer tout le monde, traiter tous ses enfants exactement avec le même amour. Car ceux qui se sentiront abandonnés seront tentés par les vents mauvais du djihadisme et de l’ethnocentrisme. Gérer un peuple, c’est d’abord gérer sa mémoire collective. Et Dieu sait si la mémoire collective malienne est fabuleuse !

Si vous deviez poursuivre aujourd’hui l’histoire de Peuls, où nous emmènerait-elle ?

J’irais dans le monde entier. Car les Peuls sont ce que Léopold Sédar Senghor appelait « les hommes aux longues jambes ». Des hommes qui marchent. Et il n’y a pas un pays au monde aujourd’hui où vous ne trouvez pas des Peuls venus de Guinée (surtout). Au Danemark, en Suède, en France en Belgique, en Suisse, en Argentine, en Chine, au Maghreb, au Moyen-Orient, aux États-Unis, au Canada, en Russie, au Japon… Ils sont partout. Ma famille est dispersée aux quatre coins du monde. J’ai des neveux mexicains, ivoiriens, slovènes. J’ai une tante estonienne. L’un de mes beaux-frères est allemand, l’autre, centrafricain… Mais il n’y a pas que les Peuls dans mon roman. Les Peuls n’ont jamais vécu seuls. Ils ne le peuvent pas : ils sont dépendants. Le Peul est un éleveur à l’origine. Il n’avait que la vache, le lait, la peau, le fumier. Ce sont les autres qui avaient le riz, le fonio, les étoffes, l’indigo, l’ivoire et l’or. Il a donc bien fallu échanger. Et aujourd’hui encore les uns ne peuvent pas vivre sans les autres. On est définitivement interconnectés, on est obligés de vivre ensemble. Dans le bien comme dans le mal. Dans la paix comme dans la guerre. Et même s’il y avait deux ou trois autres guerres, on continuerait de vivre ensemble. Rien ne peut pas nous séparer. J’ai leur sang, ils ont le mien.

Vous avez reçu en juin 2017 le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française, qu’est-ce que cela représente pour vous ?

L’écriture est un travail pénible et ingrat. L’angoisse de la page blanche est mortelle. L’écrivain a besoin d’être de temps en temps incité à poursuivre. Surtout à mon âge !